Cunestable de Wark[-on-Tweed]255, place forte située sur la frontière, Roger prend une part importante à la guerre anglo-écossaise de 1173-1174256 relatée par le chroniqueur et poète Jordan Fantosme, témoin direct de plusieurs des faits quil décrit, et dont luvre, sans doute rédigée dès les années 1174-1175, passe pour être très exacte. Au printemps 1173, le roi d'Écosse Guillaume Ier le Lion se joint à la révolte dHenri le Jeune contre son père Henri II et lance linvasion du Cumberland et du Northumberland. Dunc vint li reis Willame a Werc en Engleterre, Un chastel en la marche, ki puis li fist grant guerre [
] Rogier d'Estutevile en fud le cunestable, Ki unkes n'ama traïsun ne servir al diable.
Dan Rogier, Sire Roger, comprend que sa garnison réduite257 ne pourra pas tenir très longtemps encuntre l'ost d'Escoce bien plus nombreux, mais ne veut pas se rendre. Il invoque Dieu et la Vierge, puis demande conseil à son entourage : Baruns chevaliers, dites que vus loez. Veez l'ost le rei d'Escoce qui nus ad desfïez. Regrettant l'absence de sun seignur, Henri, le rei vaillant, il l'invoque les lermes lung sa face comme s'il était présent, se lamentant qu'il ne puisse son barun aidier. Il ira demander une trêve au roi d'Écosse. S'il n'est pas secouru avant son terme, dit-il à Henri, perdu avez senz faille tute Northumberland. Sages par humilité, accompagné des siens, il va parler à Guillaume : Sire, entendez a mei ! Ne me faites deshonur ! Refrenez vostre ire ! Il requiert quarante jorz de terme, pour pouvoir, dit-il, envoyer ultre mer, en France, ses briés dedenz cire, missives scellées à la cire, et informer le roi de la menace que pèse sur la gent de sun empire. Voyant Roger en grant tristur, et tute Northumberlant travaillié a dolur258, Guillaume accorde la trêve. Le sage chevalier, ki sun seignur ama, envoie ses messagers et se rend lui-même en Engleterre. Il en ramène un tel renfort avant la fin de la trêve qu'il peut autoriser le roi d'Écosse à assaillir le de ses Flamens, mercenaires flamands, e il les atendra259 !
Guillaume renonce à attaquer Wark et marche sur Alnwick260. Il échoue à s'emparer de plusieurs places fortes et doit battre en retraite. Il est de retour en Northumberland en avril 1174. Le capitaine de Wark, qui approche de la soixantaine, parvient à repousser les attaques écossaises sans essuyer une seule perte. Fantosme vante son esprit chevaleresque, son habileté et sa sagesse, toutes qualités qui ne sont pas toujours les attributs de la jeunesse... Quant li reis d'Escocë vint pur Werc envaïr, il constate, de la quel partië le voleit assaillir, que Roger a fait considérablement renforcer la place. Guillaume renonce encore à l'attaquer et envoie nuitamment ses chevaliers contre le château de Bamburgh261. Les Écossais surprennent et massacrent la garnison, puis pillent Belford262. Si seulement Willame de Vedsci263, Rogier d'Estutevilë, les autres autresi, avaient su ce qui s'était passé, de reprendre le butin n'i eussent pas failli264 ! Guillaume le Lion revient assiéger Wark avec ses chevaliers : les cuntes de sa terre, tuz les meillurs guerriers. Mais Rogier d'Estutevile ad sa maisun guarnie, fortifiée, et de braves chevaliers lui aussi. Le roi lance l'assaut un lundi matin. Ses mercenaires flamands, avec un merveillus hardement, courage, vont assaillir le heriçon265 et viennent es fossez, mais après un long combat acharné sont finalement repoussés. Dans son harangue à ses hommes, mêlée d'expressions de dévotion à Dieu et au roi Henri, Roger leur défend de lancer la moindre injure ou vilanie aux assaillants en retraite. Puis il leur recommande déconomiser nourriture et munitions : Si nus avom vïande, guardum la volentiers ; esparniez voz armes, jol di a vus, archiers. Et quand viendront les attaques, defendez dunc voz testes cum gentilz chevaliers, nobles chevaliers. Dépité, Guillaume fait avancer une catapulte dont le premier projectile part en arrière et atteint un Écossais, ce qui rend le roi furieux. Il veut incendier le château, mais même le vent lui est contraire. Finalement, voyant ses hommes décimés par les combats et la maladie, il se résigne : Rogier dEstutevile nus ad trovez al triege, a eu raison de nous. Les Écossais brûlent leur campement et quittent les lieux dans le tumulte. Nul n'a jamais entendu parler d'un chevalier plus sage que Roger d'Estouteville, ne plus mesurable, mesuré, ne plus gentil guerrier, noble guerrier ! Quand il voit l'ost prendre la route de Roxburgh266, il commande à ses hommes : Ne dites vilanie, pur Deu laissum ester ! Ne huez pas les Écossais ! Louez plutôt Dieu d'avoir préserver nos vies del rei d'Escoce e de sun ost si fier, terrible, et escrïez voz joies chascun de sa partie. Le château de Wark retentit bientôt de chansons, de sons de corns e de busines, de cors et de trompes. Rogier d'Estutevile si est el cuer haitiez, le cur plein de joie : les Écossais s'en vont, et nul de sa maisnee, pas le moindre chevalier ne serjant, n'a été tué ou blessé267.
Peu de temps après, Henri II, qui se trouve en France, interroge sur ses soutiens l'évêque de Winchester venu lui apporter des nouvelles : Kar me dites ore veir de ma terre la North : Rogier d'Estutevile, ad il fait nul acort ? Ainz i murrunt mil humes, sire, de male mort Ke Rogier vus mesface, në a dreit në a tort268.
(T. 1, p. 72-76) 255. Northumberland, s. Berwick-upon-Tweed. 256. Il sagit bien du même individu, qui rend des comptes à la fois comme shérif du Northumberland et gardien du castrum de Werch. GRP, Henri II, 20, p. 105. 257. Selon les comptes dapprovisionnement, 10 chevaliers et 40 hommes résident à Wark. Ibid., id.. 258. Il est surtout persuadé que Roger ne trouvera pas l'aide nécessaire. 259. Jordan FANTOSME, Ronald C. JOHNSTON (éd.), Jordan Fantosmes Chronicle, Oxford, 1981, strophes 48-56. Dans une situation similaire lannée suivante à Prudhoe (Northumberland, s. Hexham), Odinel dOffranville aurait ramené quatre cent chevaliers od lur heaumes luisant (ibid., 179). 260. Ancien chef-lieu de district, une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Wark. 261. Importante place forte sur la mer du Nord, une quarantaine de kilomètres à lest de Wark, et ancienne capitale du royaume de Northumbrie. Robert, frère de Roger, y supervisait des travaux de renforcement cinq ans plus tôt (ch. 12). 262. À 9 km de Bamburgh, en repartant vers louest. 263. Guillaume de Vescy, châtelain dAlnwick et précédent shérif du Northumberland, marié à Burge dEstouteville, nièce de Roger (ch. 12). 264. FANTOSME, ibid., 116-119. 265. Hérisson : poutre armée de pointes qui tourne sur un pivot et défend la porte d'une forteresse. 266. Écosse, the Mairches. 267. FANTOSME, ibid., 121-136. 268. Ibid., 164. Méfaire, faire du tort. |