Trace du parc à bestiaux de Nicolas d'Estouteville

 

Trace du parc à bestiaux de Nicolas d'Estouteville

Évoqué dans la charte de dotation de l'abbaye de Valmont.

Un rideau d’arbres encerclant un espace de 40 hectares.

Le parc à bestiaux de Nicolas d'Estouteville

 

En tant qu’ancêtre de la branche principale et fondateur de l'abbaye de Valmont, la tradition historique laudative fait de Nicolas l'aîné de sa fratrie283. Tout cependant le désigne comme le cadet de Robert, à commencer par le fait qu’il n’hérite pas du chef-mois284 d'Étoutteville, qui passe à son frère (ch. 12). On ne trouve qu’une unique référence, indirecte, à Étoutteville dans la charte de dotation de l’abbaye de Valmont (ci-après), et aucune dans les diverses donations de ses fils et petit-fils successeurs (ch. 5-6). Ceci, mis en regard de la mouvance, relativement large, de la châtellenie d’Étoutteville telle qu’elle est décrite vers 1210 par les Registres de Philippe Auguste285, montre bien que Nicolas n’est pas l’aîné. Ces mêmes registres nous apprennent par ailleurs que Valmont, jusqu’à la reconquête, relevait d’Étoutteville286.

[...]

Stratfield
Son frère Robert III d’E.-Cottingham est baron en Yorkshire dès les années 1140, et cherche durant cette décennie à pourvoir ses frères (ch. 12). Nicolas est le seigneur de Stratfield
311, un des fiefs qu'Hugues fitz Baldric tenait en chef, confisqué à Robert Grondebœuf (ch. 2). C'est un grand domaine, à cheval sur deux comtés, Hampshire et Berkshire, qui comptait 300 habitants environ en 1086312. Dans les années 1150, il s'agit probablement du plus important domaine anglais, tenu en chef mais dépourvu de mouvance313, de la famille. En comparaison, Cottingham ne comptait qu’une soixantaine d’habitants en 1086314, mais les possessions de Robert doivent être complétées de Buttercrambe, Kirkbymoorside et dépendances, et de deux mouvances féodales relativement larges — au total, plus de 18 fiefs de chevaliers en 1166 (ch. 12) —, qui s’ajoutent à celle d’Étoutteville. À l’inverse de Robert et de son fils Guillaume, on ne connaît de la part de Nicolas ou de ses successeurs aucune revendication sur la baronnie perdue de Robert Grondebœuf : il n’est pas le chef de lignage315 et il semble bien qu’avec les terres de l’Hampshire il ait reçu toute sa part.

L'abbaye de Valmont
Comme tout seigneur petit ou grand de son temps, Nicolas souhaite avoir à proximité de son château une église où abriter ses restes mortels, habitée par des moines pour garder sa tombe et prier pour le repos de son âme. En 1169
316, sans doute inspiré par les nombreuses créations dont, la paix civile revenue, il est le témoin, il fonde l'abbaye Notre-Dame de Valmont, qui sera la nécropole de sa famille. Les Archives départementales de Seine-Maritime conservent un fragment — la partie droite — de la charte de dotation317. Non datée, on en trouve une copie dans la Neustria pia318. Auguste Guilmeth en livre pour sa part une transcription319 plus conforme au texte lacunaire qu’on peut encore lire sur l’original. Le fondateur s’explique : la mémoire humaine s’éteint rapidement et l’homme se fane comme l’herbe, tandis que le malin, ce « semeur de discorde destructeur »320 comme il l’appelle, se souvient parfaitement de ses œuvres... En conséquence, déclare-t-il :

J’ai cru bon, moi, Nicolas d'Estouteville321, d'inscrire et de confirmer par ma présente charte les dons et aumônes qu’inspiré par Dieu et avec le consentement de Robert, mon fils et héritier, je fais à Dieu et à l'abbaye Sainte-Marie de Valmont et aux moines y servant Dieu, pour le salut de l'âme du roi Henri, fils de l'impératrice Mathilde, et pour le salut de mon âme et de celles de Juliane, mon épouse, et de Robert, mon fils, et de mes autres fils, et de tous mes prédécesseurs. En premier, je donne le lieu et le site de l'abbaye, et toute la terre que je possède jusqu'à la rivière, et le bois qui est devant l'abbaye, et toute la terre autour du bois suivant la clôture, et le pré entre le bois et mon vivier, et les peaux des bêtes de mon parc322 pour fabriquer les livres ; et à Thérouldeville323, 33 acres de terres de mon domaine ; et à Riville, mon bois et tout mon domaine, et deux hôtes avec leurs tènements, à savoir Robert Costart et Gautier Fabre ; et l'église des Loges ; et l'église de Thiergeville ; et l'église d’Yerville324 ; en Angleterre, l'église de Stratfield et l'ermitage Saint-Léonard325 ; à Thiétreville, un hôte et son tènement, à savoir Guillaume fils de Rose ; à Valmont, deux masures326 de bourgeois, à savoir Gilbert Morant et Guérin de Grainville, et la masure des Trois-Têtes à l'Aulnay327 ; aux Loges, 50 acres de terre, aux Vallées, 20 acres ; aux Loges, un hôte et son tènement, à savoir Guy de la Mare, et une partie de mon bois des Loges, suivant la clôture entre mon bois et le bois de Geoffroy Affagard ; et un moulin à Ganzeville appelé Flascart328 ; à Valmont, le moulin de l'Aulnay, et la moitié du moulin du Gué ; et ma prairie au Grand-Camp329 ; et 10 acres de terre à Thiergeville ; et partout où seront mes bêtes à la pâture et mes porcs au panage330 , qu’y soient aussi les bêtes et les porcs des moines...

Les témoins sont des familiers de Valmont : Renaud de Gerponville, souscripteur avec Nicolas d’une charte de l’archevêque de Rouen Rotrou en faveur de l’abbaye de Saint-Évroult331 ; Robert Affagard et son fils Geoffroy, d’une lignée de chevaliers vassaux des Estouteville332, tenants à Thiergeville333 et aux Loges ; Simon d’Ouville334, seigneur d’Ouville[-l’Abbaye]335, qu’on retrouve témoin, avec deux des fils de Nicolas, des actes d’inféodation d’un de leur cousin en Angleterre336 ; Jean de la Mare, Guillaume de Besencourt, Guillaume Panchevoult, « et beaucoup d’autres ».

Dotation
On voit que Nicolas dote largement sa fondation : l'emplacement du monastère, le bois attenant, 113 acres de terres, 64 hectares
337, et plus, une partie de la forêt des Loges, 7 tènements et masures, 4 églises et une chapelle, 2,5 moulins, des droits de pâture... Tous ces actifs, hormis le patronat d’Yerville, situés à Valmont et alentours immédiats, aux Loges et à Stratfield. Loin d'être un barbare, attentif aux activités spirituelles des moines, il prévoit même de donner la peau des bêtes de son parc pour la fabrication des livres... Nicolas n'a pourtant ni les terres ni les revenus d'un comte. S’il finance la coûteuse création d’une abbaye plutôt qu’un établissement plus modeste, c'est aussi pour s'affirmer comme le chef de famille en Normandie, alors que son aîné, installé en Angleterre, reste le bienfaiteur du prieuré d'Étoutteville créé par leur père (ch. 12). La première abbatiale est dédiée en 1173, selon les Annales mineures de Fécamp338. Elle est confiée à des bénédictins d'Hambye339, diocèse de Coutances. Une partie du soubassement nord est conservée, dont des bases de piliers, ce qui montre que l'actuelle église est située à l'emplacement exact de l’édifice du XIIème siècle340. Rapidement, les dons affluent, dont celui du roi Jean sans Terre341.

(T. 1, p. 79-80, 86-91)


283. Père Anselme et copistes. Les moines de Valmont, en accord avec leur premier centre d’intérêt, font plus simplement débuter la généalogie des Estouteville à Nicolas (CAV-B, p. 525).
284. Principal manoir de la succession dans la coutume normande.
285.
Note 144.
286. Note 308.
[...]
311. Il est nommé en Hampshire dès la Saint-Michel 1156 (GRP, Henri II, 2-4, p. 55), la plus ancienne année conservée des pipe rolls on l’a dit, et explicitement à Stratfied de 1158 (ibid., p. 113) à 1176 (GRP, Henri II, 22, p. 191). Dans cette ultime entrée, son fils Guillaume lui est associé : voir ch. 4c.
312. Domesday Book, Hampshire, p. XXII. 59 chefs de famille, soit une population environ cinq fois plus nombreuse.
313. S’ajoute une petite dépendance à Oakley, au sud-ouest de Stratfield. Elle vaut 1/5 de fief de chevalier en 1242-1243 (BF-2, p. 705), alors qu’elle relève de Jean I
er d’E.-Valmont, l’arrière-petit-fils de Nicolas. En 1086, seulement 2 familles exploitaient la portion d’Oakley qu’avait Hugues fitz Baldric, contre 20 pour celles de Robert fitz Gerald et d’Hugues de Port, les principaux tenants en ce lieu (Domesday Book, Hampshire, p. XVII, XIX, XXII).
314. Domesday Book, Yorkshire, p. LXI. 11 chefs de famille.
315. Pour pourvoir leur frère Guillaume en 1147, Robert doit s’associer à sa revendication. Note 251.
316. Annales mineures de Fécamp : ‘MCLXIX. Fundata est Abbatia S. Mariae de Walemont a Nicolao de Stotevilla.’ RHF-12, p. 778. Des annales rédigées par un moine de la Trinité de Fécamp et sans doute contemporaines des faits (Michaël BLOCHE, L’abbaye Notre-Dame de Valmont, PMN, p. 35, 49n). — Annales de Saint-Taurin d’Évreux : ‘MCLXIX. Fundata est ecclesia S. Mariae de Valentiis.’ RHF-12, p. 777.
317. AD76, 19 H 2. Longtemps considérée comme perdue (HMEN, p. 41n), Michaël Bloche, ancien directeur adjoint des Archives, nous apprend qu’elle a été retrouvée dans le chartrier de l’abbaye en 2018 (BLOCHE, ibid., id.). Cliché : PMN, p. 37.
318. Arthur du MONSTIER, Neustria pia, Rouen, 1663, p. 871. Copie faite sur l’original en 1609.
319. Auguste GUILMETH, Description... des arrondissements du Havre, Yvetot et Neufchâtel, t. 2, Paris, 1838, p. 248n-249n. Il ne précise pas l’origine du texte, sans doute une copie pour un procès, dans lequel il manque la mention suivante, présente dans la version de la Neustria pia et visible sur l’original : ‘apud Logias .L. acras terrae in uallibus .xx. acras terrae’.
320. ‘Pestifer zizaniator’. Pestifer, nuisible, destructeur.
321. ‘Nicholaus de Stuteuill’ ’.
322. Le châtelain possède un enclos où il retient les animaux confisqués en raison des délits, ainsi que du gibier quand il est assez spacieux. Léon Fallue rapporte qu’en 1218 les moines de Fécamp se plaignent devant l’Échiquier de ce que Guillaume de Beuzeville ‘avoit fait couper leur parc’ des Hogues et emporté des moutons que les religieux ‘tenoient a cause de forfaiture’ (Léon FALLUE, Histoire de la ville et de l'abbaye de Fécamp, Rouen, 1841, p. 196-197). Selon Jacques Le Maho, ‘au-dessus du château de Valmont, on voit un long rideau d’arbres de forme incurvée, large d’une quinzaine de mètres, encerclant un espace de 40 hectares ; il s’agit manifestement de l’ancienne haie du « parc » de Nicolas d’Estouteville dont fait mention la charte de dotation de l’abbaye’ (ASC, p. 93). Le périmètre est d’environ 2,5 km. Dans un inventaire de 1282, le parc « bien enclos » de Cottingham, d’un périmètre de 4 lieux, est dit contenir environ 500 têtes de gibier (CIPM-2, n° 439, p. 260). En 1323, l’archevêque d’York Guillaume Melton porte plainte contre Robert et Nicolas d’Estouteville (d’une branche cadette du Yorkshire ; note 837) parce qu’ils ont « fracturé son parc » de Beverley, « chassé à l’intérieur et emporté un cerf » (CPR, 1321-1324, p. 317).
323. Thérouldeville, Gerponville, Riville, Thiétreville, Thiergeville et Angerville-la-Martel sont six communes limitrophes de Valmont.
324. La Neustria pia transcrit ‘Pervilla’, mais le fragment conservé montre ‘Aeruilla’, c’est-à-dire Yerville, voisin d’Étoutteville, apparemment compris dans l’apanage de Nicolas. L’abbaye de Valmont en aura le patronat selon les pouillés (RHF-23, p. 254 D ; PPR, p. 12). Il ne peut pas s’agir d’Oherville, plus proche de Valmont, mais tenu par les La Rivière à la fin du XII
ème siècle (ASC, p. 75) et dont le patronat de l’église est divisé en deux portions dont aucune n’appartient à l’abbaye aux siècles suivants (RHF-23, p. 293 G ; PPR, p. 30).
325. Chapelle à Beech-Hill, Berkshire, limitrophe de Stratfield.
326. Masura, parcelle de terrain où s’élèvent une ou plusieurs maisons. Le mot masure a en français une connotation péjorative qu’il n’a pas en latin médiéval ni dans le vocabulaire cauchoix. On retrouve ce sens dans le vocable clos-masure, désignant la cour cauchoise au XX
ème siècle.
327. Au hameau de Rouxmesnil à Valmont. DT76-1, p. 29.
328. Le moulin de Ganzeville, du douaire du premier mariage de Juliane, est mentionné dans une confirmation des biens de l'abbaye. Note 298.
329. À Angerville-la-Martel. DT76-1, p. 443.
330. Pâture des porcs en forêt.
331. Léopold DELISLE, Élie BERGER, Recueil des actes de Henri II, roi d'Angleterre et duc de Normandie, concernant les provinces françaises et les affaires de la France, volume d’introduction, Paris, 1909, p. 456. Après 1165. Godard des Vallées est aussi témoin. Saint-Évroult, Orne, a. Mortagne-au-Perche, c. Rai.
332. Notes 744, 778-779.
333. Note 748.
334. ‘Simone de Ouuilla’.
335. Jouxtant
Amfreville-les-Champs et Yerville.
336. Note 369.
337. À l’acre de 0,5675 ha.
338. RHF-12, p. 778.
339. BLOCHE, op. cit., p. 44-45. Hambye, Manche, a. Coutances, c. Quettreville-sur-Sienne.
La seigneurie va passer aux Estouteville au début XVème siècle, par le mariage de Louis avec Jeanne Paynel (t. 2, ch. 25), tous deux inhumés dans l’abbatiale d’Hambye.
340. Jean VALLERY-RADOT, Valmont, église abbatiale, dans le Congrès archéologique de France, 89
ème session tenue à Rouen en 1926, Paris, 1927, p. 392-395. ‘Des griffes rattachent le tore aux angles du socle : c’est une base typique de la seconde moitié du XIIème siècle, tout à fait comparable aux bases que l’on observe dans les parties de l’abbatiale de Fécamp construites après l’incendie de 1168’. — Fouilles des années 1990. BLOCHE, op. cit., p. 46.
341. AD76, 19 H 2/10.