La légende familiale

 

La légende familiale

Dans un manuscrit enluminé ayant appartenu aux Estouteville (XVème s.).
Bibliothèque Bodléienne d'Oxford, ms Douce 336.

 

Les grandes maisons de France avaient toutes une fable sur leur origine, souvent mise en forme, quand elle n'était pas inventée de toutes pièces, au XIIIème siècle, l'âge d'or de la chevalerie et des trouvères. L'enfant mort-né miraculeusement ressuscité d'un roi de Hongrie porte une tache de naissance en forme de lion sur la poitrine et est appelé Léon. Il court le monde en preux chevalier, connaissant nombre d'aventures, jusqu'au jour où, ses pas l'amenant en Pays de Caux, il vainc le géant Estout, roi du pays, épouse sa fille, la belle Amélor, et s'approprie son nom et son château1 ! Un auteur habile, sans doute contemporain de Jean Ier, surnommé le Géant († 1258 ; ch. 7), ou de son fils Robert IV (ch. 8), aura réuni des éléments le concernant : le burelé d'argent et de gueules de son blason est aussi celui de la Hongrie, et Léon en est le lion brochant ; il marie sa fille à un Mornay, ou mort-né, et baptise un autre de ses fils Estout, du prénom d’un personnage récurrent de la littérature chevaleresque2, en un bien juste retour des choses... Dans un manuscrit enluminé ayant appartenu aux Estouteville3, conservé à la bibliothèque Bodléienne d’Oxford, une miniature, montrant le combat d’Hercule contre le géant Antée, illustre avec brio et un sens certain de l’à-propos la légende familiale4.

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Le cimier familial, surmontant le haume du chevalier, est un lion à Valmont25. Dans la branche de Torcy, c’est d'abord un géant26 rappelant la victoire légendaire, puis un More à turban27. La transformation du géant barbu, aux traits disproportionnés, monstrueux, en More glabre accentue l'aspect maléfique du trophée28, censé intimider l’adversaire en lice, en relation avec la légende.

(T. 1, p. 7-8, 15)


1. HMEN, p. 13-15. HGMH-4, additions, f° 14r. Au contraire des géants de l’Odyssée ou des sagas galloises, ‘le géant de l’épopée médiévale, si grand soit-il, demeure assujetti à l’échelle des grandeurs humaines. Il peut, par exemple, habiter un château, dormir dans un lit, monter à cheval’. Lorsque sa taille est précisée, il apparaît qu’il mesure entre et 2 et 4 mètres. Francis DUBOST, L’emploi du mot géant dans les chansons de geste, dans les Mélanges de philologie romane offerts à Charles Camproux, t. 1, Montpellier, 1978, p. 300.
2. Estout de Langres, alias Astolphe, paladin de Charlemagne, évoqué à l’origine dans la Chronique du Pseudo-Turpin, datant du XI
ème ou XIIème siècle. Comme celui d’autres chevaliers de légende, le prénom connaît un certain succès au Moyen Âge : Estout le Flamand, croisé au concile de Clermont, Estout de Gruchet, seigneur de Flainville, fondateur d’une chapelle castrale qui conserve de remarquables peintures murales, le chroniqueur Estout de Goz... Dans le poème épique Orlando furioso, ou Roland furieux, de l’Arioste, écrit au début du XVIème siècle, Estout capture le géant Caligorant.
3.
Les blasons de Louis d’E.-Valmont († 1464) et de sa femme Jeanne Paynel († 1437) apparaissent au fil des pages.
4. Ms Douce 336, f° 24r. D’autres scènes des combats d’Hercule sont reléguées à l’arrière-plan et dans la marge. L’épisode de la victoire sur Antée, dont il ravit l’épouse, est mis en avant, bien que ne relevant pas de ses Douze Travaux. Armures et décors sont médiévaux. Ce manuscrit forme avec le n° 337 les deux parties d’une chronique universelle intitulée Le mireur du monde, abondamment illustrée des blasons des Estouteville-Paynel et de leurs principaux fiefs. Quelques pages plus loin (f° 60r), la scène biblique de Samson combattant les Philistins, choisie parmi tant d’autres, fournit une nouvelle fois à l’artiste l’occasion de représenter un géant.
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25. Sceaux de Louis (ISC-1, n° 3438 ; ISCT, n° 4315-4316), Jacques (ISCT, n° 4307), Jean III (CAV-B, p. 508g, 510) ;
cénotaphe de Nicolas (ch. 4) ; ms Douce 336, f° 1r, etc.
26.
Sceaux de Colard (ISC-1, n° 3431, 3433 ; ISCT, n° 4303, 4317), son frère Jeannet (ISC-1, n° 3437 ; ISCT, n° 4314), son petit-fils Jean II (ISCT, n° 4310) ; fronton d’une fenêtre du château disparu de Blainville dans la Collection Gaignières (Gallica, btv1b6902367p), etc.
27. Christian de MÉRINDOL, Les fêtes de chevalerie à la cour du roi René, Paris, CTHS, 1993, p. 69, 92. Le sire de Beynes, frère de Jean II d’E.-Torcy,
arbore ce cimier lors d'une joute en 1446.
28. Dans le monde épique, le géant est souvent associé au Sarrasin. Il doit allier ‘le gigantisme physiologique et le maléfice que désignent certains traits, notamment les cheveux crépus, la barbe longue, les narines larges, les longues oreilles’. Le gigantisme seul ne suffit pas à désigner un géant. Ibid., p. 47. DUBOST, op. cit., p. 299-313.

 
 

>>>>> Samson combattant les Philistins.